Recherche
Dossier
Colin Roche
portrait du compositeur en une revue et trois CD
Il y a quelques mois sont parus trois CD sous label La Chambre, produits par Projet Bloom. L’un réunit sous le titre La fabrique quatre pièces chambristes – Au fil des pas ou L’inachèvement perpétuel pour violoncelle, Érotique de l’allumette pour contrebasse, État second du verre d’eau pour flûte basse et L’intrigante (lèvres sur Silex) pour piccolo. L’autre, Roman au miroir, consiste en la lecture, par le compositeur lui-même et sept de ses confrères (Gevorg Badalyan, Chaya Czernowin, Santiago Diez Fischer, Cameron Graham, Dmitri Kourliandski, Chanhee Lim et Darya Zvezdina), dans leurs langues natales, de Détail 1, toile de Roman Opałka exposée à Łódź. Enfin, Le livre des nombres s’impose en témoin de toute une choséité sonore autour de l’acte compositionnel, quand bien même ce dernier n’aurait pas lieu, performance en temps réel où, sur la captation du battement cardiaque, s’invitent les bruits de l’écrit et leurs aléas émotionnels. Le portrait de Colin Roche (né en 1974), aujourd’hui professeur de composition au CRR d’Aulnay-sous-Bois, se dessine au fil de cette conversation qui investit sa démarche de créateur et voyage dans une riche transdisciplinarité (danse, arts plastiques, littérature), le musicien affirmant sa foi en un questionnement à plusieurs – « je collabore », dit-il volontiers.
Je collabore, oui. Circonscrire le champs dans lequel j’exerce, là où je pose des questions, ne me convient pas s’il est circonscrit. Donc, je collabore. Une question demeure question, mais si les tentatives d’y répondre sont résolument encadrées, le champ des possibles s’en trouve considérablement restreint. Travailler avec d’autres compositeurs, travailler avec des interprètes, travailler avec un dramaturge, un plasticien ou un danseur amène nécessairement à interroger la musique dans une acception plus large. Peux-tu travailler dans ton domaine sans garder les yeux et les oreilles attentifs à ce qui se passe autour, aux modes de fonctionnement, à la poétique du geste, etc. ? Dans le spectacle vivant, le rapport au son est vivant, il n’est donc pas possible de se contenter de ne penser le musicien qu’en termes de producteur de son. Le musicien est une personne, il est un mouvement, une image, tout un tas de choses. Pour moi, et depuis le début, bien poser la question c’est ouvrir tous les champs possibles. Collaborer, c’est poser toujours une même question mais en recueillant ses reflets de part et d’autres.
« …et depuis le début… » : ce fut donc toujours le cas ?
Il me semble, oui. Lorsque tu commences à écrire de la musique, tu es bien obligé de circonscrire les champs en fonction de tes compétences. Si tu ne comprends que la note, tu te poses l’unique question de la note – comment trouver la bonne note, quel est son poids dans l’histoire, quelle est sa projection, etc. Mais petit à petit, tu étends ton champs. Je suis né dans une famille où l’on est volontiers artiste. Un oncle violoncelliste, une tante pianiste, un grand-père libraire et peintre, et ainsi de suite. J’ai grandi dans un monde de médecins qui ne se limitaient pas à cette seule activité. Le rapport entre art et vie était omniprésent à la maison. De ce fait, jamais je n’ai imaginé le devenir-compositeur comme une limite. Au contraire, je l’ai pensé comme la possibilité d’embrasser cette chose particulière qu’est l’écriture du son, mes racines et tout ce dont je suis fait : le dessin, l’écriture, une forme de rapport à la réalité, également, et une attache à la cohérence, droit venue de mon entourage scientifique. La façon dont j’ai construit mon propos est nécessairement tributaire de là d’où je viens.
Quelle fut la première grande collaboration ?
C’était avec le plasticien Simon Artignan. La genèse de cette collaboration est assez amusante. Nos familles se connaissaient. Elles voulaient nous faire nous rencontrer, lui plasticien, moi tout jeune compositeur. Parce cela avait l’air d’être plus ou moins imposé par nos familles, chacun de nous s’y refusait. On évitait donc soigneusement de se voir, de se parler. Un jour, j’ai offert à ses parents l’enregistrement de mes premières pièces. Il s’est trouvé que Simon s’est emparé de ce disque, sans savoir du tout de quoi il s’agissait, moins encore de qui. Il l’a écouté. Après quoi il m’a appelé pour me dire qu’il avait désormais envie de me rencontrer. Cette rencontre a donné lieu à un projet qui a duré huit ans, en travaillant avec la photographie, avec la vidéo, la sculpture. J’ai vu s’ouvrir d’incroyables possibilités.
Un exemple ?
Tu écris une pièce pour violoncelle et, plutôt que d’être jouée au concert, la voilà soudain mise en espace ! Tu découvres une chapelle en Bretagne entièrement remplie d’œuvres qui entrent en résonance avec ce solo. Tout de suite s’est imposée une foule de questions sur l’instrumentiste – où il se pose, comment il se reflète par rapport à cela, comment le son interagit. J’ai fait mes premières armes avec Simon.
De ce projet La robe des choses, le CD avec l’ensemble Multilatérale, a vu le jour...
Exactement. Ce n’est plus tout jeune – 2006 ! J’ai beaucoup d’affection pour ce disque, même s’il est à des années-lumière de ce que je fais aujourd’hui. Du coup, je le trouve très bavard, évidemment.
Je l’amènesur la table précisément parce qu’il y a un ensemble instrumental, parce qu’on n’est pas dans le type d’objet sonore, pour ainsi dire, que les trois CD qui viennent de paraître…
C’est le cas, en effet. La genèse du projet remontant à 2004 et 2005, environ, c’est bien normal. À ce moment-là, on croyait encore à la survie du disque, comme au fait de rassembler un certain nombre d’œuvres dans un CD monographique. Riche de tout cela, La robe des choses [lire notre chronique] posait pourtant une question hors-cadre – déjà ! – puisque j’ai ardemment souhaité intégrer la vidéo du travail de Simon Artignan, ce qui était se placer à côté du cahier des charges habituel de ce type de production. Le rapport à la musique d’ensemble s’est peut-être trouvé modifié par la présence du DVD. Le temps ayant passé, je me demande si l’économie actuelle de la musique autoriserait encore cette transposition un peu brute et naïve d’un temps d’enregistrement, de montage, de mixage, avec le budget que tout cela induit. Je ne sais pas si, en 2021, l’on peut encore imaginer de telles réalisations. J’aime bien ce disque pour cette candeur-là qu’alors nous avions tous. Au fond, je pense que je ne pourrais plus refaire une expérience comme celle-là. Si l’on ne questionne pas le disque et le considère comme somme d’une pièce de huit minutes, d’une autre de onze minutes et ainsi de suite, jusqu’à durer entre cinquante-cinq et soixante-cinq minutes environ, cela ne m’intéresse guère. Aujourd’hui, la question est comment penser la volonté de réaliser un objet sonore. Cela pourra paraître fou, mais en ce temps où les disques n’existent plus, il faut en faire ce que l’on veut. À l’opposé, Le livre des nombres, La fabrique et Roman au miroir sont trois objets sonores qui n’ont plus grand-chose à voir avec elle.
D’autres collaborations… j’allais dire marquantes, mais j’imagine qu’elles le sont toutes ?
Elles l’ont toutes été, mais certaines ont duré très longtemps, ce qui fait une différence, je crois. Certaines continuent encore, d’ailleurs, et se poursuivront toujours, sans doute – du moins, je le crois. Simon m’a fait rencontrer l’écrivain Sébastien Brebel. Ensemble nous avons travaillé durant de longues années à un projet d’opéra qui s’est appelé Le carnet de Grim. J’écris beaucoup, dans des carnets où il y a vraiment de tout – je prends des notes, je copie des extraits des livres que je lis, également des notes dans le sens de sons, et aussi des questions, des doutes, des réflexions, etc. À l’époque, je me demandais ce qu’était ma musique rapportée à mon travail et à ma manière de travailler. L’idée m’est venue de confier mes carnets de travail à Sébastien dans l’espoir qu’il en fît quelque chose. Je voulais voir comment s’en saisirait un écrivain. Il a construit une histoire et très vite s’est détaché des carnets. Le sujet de l’opéra est devenu l’existence d’un compositeur enfermé en lui-même qui cultive une sorte de maladie imaginaire l’empêchant d’entendre les sons qu’il produit – lorsqu’il laisse tomber un verre et qu’il se brise au sol, aucun son. S’il froisse une feuille de papier, rien non plus. Cette anacousie le contraint à imaginer le son qu’il aurait dû entendre et à l’écrire, et la musique est la condition pour qu’existe ce son du quotidien. C’est une belle histoire.
Qu’est-il advenu de ce projet ?
Le processus de création d’un opéra est très long. Nous avons monté un petit bout de scène à Aix-en-Provence, il y eut de nombreuses démarches pour faire aboutir le projet. Je me suis vite rendu compte de la vaste problématique de production. Il aurait fallu renoncer à trop de choses, trop de liens, ce qui revenait à dévoyer l’aventure. Certains s’adaptent aisément en acceptant de changer de metteur en scène, de dramaturge ou d’interprète(s) en fonction des désirs de la production. Ce n’est pas mon cas, j’ai voulu tenir. La fondation Beaumarchais s’y est intéressé, elle a donc remis un peu d’huile dans le moteur. Mais tout s’est dangereusement étiré. Sur la période qui va de 2007 à 2015, mon esthétique a considérablement évolué, si bien qu’au bout du compte il m’est simplement devenu impossible d’écrire l’opéra tel qu’il avait été rêvé huit ans plus tôt. Il n’existe donc toujours pas et j’ignore si ce chantier permanent donnera quelque chose un jour.
Certaines de tes œuvres écrites depuis la prise d’acte de la faisabilité ou non du projet d’opéra entrent-elles en écho avec lui ?
Oui, beaucoup. Dans ce dytique de la genèse des idées et de leur mise en action, si ces idées ne sont pas corrélables elles se mettent à tourner sur elles-mêmes sans qu’il soit possible de la projeter, ni dans une discussion ni dans la conception d’un spectacle. Rien n’est envisageable. À ce titre, l’opéra est précurseur de ce que je vis depuis un an, à ce que vit la plupart des créateurs, à cause de la situation sanitaire : l’incapacité non pas à avoir des idées mais à les mettre en action, en mouvement. Beaucoup de projets étaient en route lorsqu’est arrivé le Covid-19. S’ils ne se tarissent pas, ils ne peuvent toutefois pas grandir. Le schéma de mise en action est rendu impossible par les circonstances.
Tu as collaboré avec Isa Barbier, une artiste dont j’aime beaucoup le travail pour l’avoir abordé à l’Abbaye de Silvacane, il y a quelques années déjà.
C’est une très belle artiste, vraiment ! Ses déploiements de plumes sont absolument merveilleux. En haut de la Montagne Sainte-Victoire, nous souhaitions monter une des sculptures d’Isa avec l’une de mes œuvres, une pièce pour violoncelle seul. Le projet n’a jamais pu se faire, parce qu’il ne s’est pas trouvé d’interlocuteur capable d’accepter de valoriser un tant soit peu la proposition musicale… et même de l’honorer, tout simplement.
D’un point de vue budgétaire ?
Exactement. Nous avons rencontré des organisateurs prêts à accueillir le projet, mais ils n’avaient aucune envie de payer le violoncelliste ni le compositeur, voilà. C’est une problématique relativement fréquente dès que l’on commence à mélanger les disciplines. Si l’on collabore avec la danse ou les arts plastiques, la place de la musique, d’un point de vue qu’on pourra dire statutaire, est totalement différente. Dans de tels cadres, la place de la musique vivante, créée pour l’évènement et jouée in situ, reste encore à faire. Et l’on en vient à devoir expliquer que faire de la musique n’induit pas la gratuité, de même que la création plastique n’est pas gratuite, cela va de soi. Le projet n’a pas abouti, mais j’ai beaucoup appris.
Et si nous allions voir du côté du Livre des nombres, que me diras-tu ?
Je t’ai parlé de la genèse de l’opéra où je remis mes carnets à Sébastien Brebel avec ce sentiment que, finalement, la musique que j’écris est infime au regard du temps passé à y réfléchir et réfléchir à comment je me positionne dans l’art. J’écris beaucoup, je dessine un peu. Tout ce qui fait dix minutes de musique est beaucoup plus large que la musique. Alors je me suis dit : tu as décidé d’être compositeur, si tu traces une ligne de ta vie de compositeur, disons que c’est cinq lignes, une portée posée sur soixante ou soixante-dix ans de ta vie de compositeur. Quelques points ainsi positionnés, ce n’est rien ! Or, lorsque tu te lèves, la première chose à laquelle tu penses c’est la et ta musique, et quand tu te couches c’est pareil. La première étape a été de vouloir matérialiser ce temps passé à la table à penser la musique, à réfléchir à ce que tu vas écrire et, souvent, à ne pas même y arriver. Être devant la page blanche, devant la portée vide, c’est déjà, d’une certaine façon, composer. Après une conversation avec le compositeur Jacopo Baboni-Schilingi, à l’occasion d’un duo pour lequel nous avons collaboré, ce qui toujours aide à réfléchir, j’ai matérialisé ce point du composer-sans-écrire-encore, à travers le projet Le livre des nombres. L’idée était d’écrire à la table le fait d’être à la table avec la volonté d’écrire de la musique. Il s’agit donc d’écrire le silence de ma présence à la table qui, quand je n’écris pas de musique, est rapporté à la présence de mon corps. Donc écrire des tonnes de tacet (groupes de mesures de silence). Rapportés à mon rythme cardiaque, ils commencent à raconter une histoire, puisque le cœur réagit au moindre mouvement de bras, à la fatigue, aux émotions. J’ai essayé. Cela a pris de nombreuses formes. Ces pages que je remplis de silence en rapport à mon rythme cardiaque sont devenues une performance. Je propose à des gens de venir s’asseoir en face de moi et, non pas comme Marina Abramović qui regarde les personnes installées pour quelques minutes face à elle, ce sont eux qui voient ce que je suis en train d’écrire sans les regarder tandis qu’au casque ils entendent mon cœur, comme s’ils étaient à l’intérieur de mon corps, et le son de mon crayon à la table, n’écrivant pas de musique, comme s’ils étaient dans mes doigts. Dans ce contrepoint entre le cœur et le bruit de la table, bien qu’on ne se regarde pas, des choses fortes se passent. J’ai eu envie de faire entendre cela comme musique. Je l’ai enregistré à l’Abbaye de La Prée où survenait parfois quelque chose du dehors, en gardant ces incursions-là, comme les oiseaux qu’on y entend assez bien, de sorte que cela reste le souvenir précieux d’une heure, celle-là, où j’écrivis le silence de ma présence à la table. Pourquoi en avoir fait un disque ?...
Comment cela se passe-t-il, en performance ?
Les premières fois où je l’ai fait, j’ai vu très vite qu’il se passait quelque chose de puissant. J’y ai vécu des émotions folles, vraiment. Les gens peuvent être irrités, apeurés. À travers mon rythme cardiaque, que je n’entends pas mais que l’autre entend, lui, je suis témoin d’une perception qui rend différente la partition. La personne en face de moi change considérablement la donne. Dans le silence, se trouve écrite la dramaturgie du moment, bel et bien là. Il y a une seule personne à la fois, un seul autre. Je suis un musicien de l’intime. Mes plus belles expériences sont des concerts pour un, un seul. Je garde le souvenir de moments où des gens m’ont offert de la musique, juste pour moi, unique auditeur. Je comprends qu’au spectacle l’on partage des choses particulières, propres au phénomène de groupe, mais l’expérience individuelle est rare. Cela me plait d’offrir quelque chose d’unique à une seule personne.
Une anecdote : à Issy-les-Moulineaux, une dame semblait avoir oublier qu’il faudrait laisser sa place au prochain… Et au moment où, pour tracer une ligne, je me lève, je réalise que la dame sanglote. Et à cet instant précis, à ma plume restée figée se forme une goutte d’encre – violette, ce jour-là – qui tombe sur la partition. Une larme, donc. Elle est là, je n’y peux rien et elle est très belle. Je me rassied et je demande « ça va ? ». On me répond « vous donnez tout et moi je ne donne rien ». Ainsi la dame avait-elle transféré dans la performance son incapacité à donner, à faire dans une relation. En Russie, il m’est arrivé que, soudain porté par le battement cardiaque, l’autre se mette à danser. Ce qui se passe en chaque autre face à moi me procure des sensations si différentes que ces moments sont très intenses.
Avec La cigarette (mémoire de solitude), la pièce que j’ai entendue au Printemps des arts de Monte-Carlo, nous plongeons dans une poésie qui t’est chère, celle de Francis Ponge…
Complètement. Par l’écriture, le travail systématique, le continuer-à-creuser Ponge avait cette capacité à atteindre une cohérence du poème en partant d’objets qui n’avaient a priori pas de lien avec la poésie. C’est ce qui s’est passé pour La cigarette, une de mes pièces où le résultat est le plus cohérent par rapport à l’idée initiale. Le chemin de composition ne pouvait pas être autre que celui pris par ce projet-là. La cigarette va bien au delà du violon [lire notre chronique du 21 mars 2014]. Toutes les problématiques du cahier des charges de cette commande y ont été englobées par un geste : on me demandait trois minutes de violon qui devaient être jouées au début d’un concert Haydn – le pape absolu, pour moi ! Je suis fou de Haydn en général et de ses quatuors en particulier. Alors ces trois minutes seraient forcément hors du concert. Qu’est-ce que je fais avant un concert ? Je fume une cigarette. Je suis allé travailler avec une ami violoniste pour tâcher de comprendre quoi faire avec cet instrument. Et voilà qu’en le regardant de très près, je vis le frottement de l’archet sur la corde dégager une sorte de fumée, déposer quelque chose qui ressemblait à de la cendre. Ensuite, j’ai appris que cette matière est toxique. Les gestes violonistiques pour produire les sons les plus granulaires sont ceux qui génèrent le plus de cendre et de fumée. La cigarette devait donc forcément être écrite pour violon !
Le CD qui s’intitule La fabrique (où quatre pièces sont regroupées), je le surnomme Lalbum-Ponge. Il vient d’où, cet attachement ?
Au tout, tout début. Mon histoire avec Ponge a plus de vingt ans. Au commencement, il y a mon amour pour la poésie, puis, en rencontrant celle de Ponge je me suis rendu compte qu’elle faisait écho à des choses fondamentales à mon envie d’écrire de la musique, qui se trouvaient poétiquement posées alors qu’elles ne l’étaient pas musicalement par quelque compositeur que ç’eût pu être. Je me demandais si j’avais quelque chose à dire, qui ne serait pas déjà dit des centaines de milliers de fois, et si j’avais des questions à poser. La structure musicale m’a souvent interrogé, notamment les structures prédéterminées, les formes à retour. Du coup, la forme en carnets de Ponge m’a immédiatement fasciné. Voilà vingt ans qu’elle contamine mon écriture musicale.
Il ne s’agit plus de proposer l’œuvre musicale composée mais toutes les esquisses qui permettent à une idée de se construire. D’autre part, on s’intéresse trop peu aux sons qui ne comptent pas. Si ça ne sonne pas, ce n’est pas intéressant. Il me semble que la question du son se pose plus largement que cela. Une étoffe, par exemple, ça ne sonne pas, mais qu’est-ce que c’est beau ! Un pull, ça fait du bruit ! Une pomme de terre, un verre d’eau, un volet – ce ne sont pas des sons musicaux à proprement parler, mais quelles textures ! Il y a presque une dimension politique à vouloir rendre poétique le son d’une pomme de terre. J’aime beaucoup m’intéresser aux sons que personnes n’écoutent dans le champ de ceux qui sont des professionnels du son. Pourtant, il y a plein de façons d’aimer un verre et les gens le savent et le vivent quotidiennement. Ponge répond bien à ces deux problématiques qui m’occupent depuis longtemps.
Plusieurs de tes œuvres s’en trouvèrent fécondées.
Quatre-vingt-dix pour cent de mes pièces, oui. Ponge est tout le temps là. C’est devenu ma bible. Si soudain je m’intéresse à quelque objet, je vais forcément chercher s’il en parle, non pour trouver des réponses mais des indices. Les questions que je pose sur le lien à des objets que personne n’entend sont celles que Ponge explore constamment.
Assez souvent dans ta musique, il arrive que la vibration ne s’épanouisse pas. Cela s’arrête. À l’écoute m’échappe alors un geste qui ressemblerait à un manque d’air.
L’élan est interrompu, oui. En travaillant sur Érotique de l’allumette, je cherchais le bon geste pour gratter l’allumette. Il n’y a pas grand-chose d’aussi satisfaisant que d’enflammer une allumette ! Je cherche le grattement, et je ne vais pas au bout, ce n’est pas mon sujet. L’élan est avorté parce qu’il ne s’agit pas d’aller jusqu’à la construction mais de m’en tenir aux esquisses. Le geste d’écoute que tu viens de me montrer m’intéresse en ce que tu tentes de te rapprocher, comme si forcément la musique devait te détendre.
En ce qui me concerne, il s’agit plutôt de quelque chose de respiratoire, qui se fait sentir physiquement, sans que le sujet soit la tension ou la détente.
Le son est produit pour t’être projeté et s’il n’est pas assez fort tu t’en rapproches, de vingt centimètres, de trente centimètres, etc. Et c’est exactement la démarche que j’ai envie que l’on fasse, se rapprocher du son ! Car la démarche d’écoute n’est alors pas passive mais se traduit en un geste qui en démontre l’activité. Dmitri Kourliandski émet une belle idée en disant que « l’écoutant est un compositeur » : il écoute et il compose parce qu’il y a toute sorte de façons d’entendre mieux ou différemment ceci ou cela. Le geste de l’écoute est beau.
T’arrive-t-il d’écouter Le livre des nombres ?
Une fois vérifiée la cohérence du résultat face à ce que j’avais projeté, je n’écoute pas ma musique. Je n’ai aucun plaisir à cela. Je n’entendrais que les défauts. Je suis né en 1974 : ce n’est pas encore la Génération Selfie (rires).
Les questions que tu poses ont pris forme dans Le livre des nombres, La fabrique et Roman au miroir, trois CD qui font l’occasion de cette rencontre. Peut-on les considérer comme une sorte d’état des lieux de ton champ d’investigation ?
Un champs y manque encore : la dimension du silence. Les réflexions que nous échangeons ici-même et maintenant la cernent, mais sans approfondir encore. C’est un sujet que l’on pense avoir clos, alors que ce n’est pas du tout le cas. Il mérite qu’on l’explore plus loin. On n’a rien compris au silence, on n’en sait rien, comme l’on ignore le temps. Le silence peut être considéré comme un concept. Le physicien Étienne Klein a dit notre incapacité à définir le temps – celle des scientifiques, des artistes, des philosophes. Personne n’y arrive. C’est en cela qu’il s’agit d’un concept, et même d’un concept qui nécessite de l’utiliser lorsqu’on tente de le définir. Quant au silence, il ne s’agit pas de le contrôler mais de complexifier ce que l’on en ressent. Il y a mieux à faire que de considérer qu’après 4′33″ il est inutile de revenir sur ce sujet. « John Cage a conçu 4′33″, tout a été dit » : voilà la remarque que j’entends sans cesse. L’admettre, c’est se méprendre quant à la postmodernité. 4′33″ est devenu iconique, mais ce n’est que du pop’art ! Cette pièce n’est absolument pas à la hauteur de la dimension philosophique du travail de Cage. Je pense que Cage l’a toujours su, d’ailleurs. Tout à l’heure, juste avant notre rendez-vous, j’ai écouté le sociologue Bruno Latour qui, pour parler de la crise sanitaire et politique que nous traversons en ce moment, a donné une définition formidable de l’écologie en tant que « réouverture des sujets clos par l’économie ». Quelle idée de l’écologie dans le champ artistique ? Quelles portes rouvrir dans le système fermé qui fut mis en place après la Seconde Guerre mondiale ? Quels sont les enclos à explorer ? Les astrophysiciens parlent de matière noire pour tout ce qui ne se laisse pas définir mais qui explique la courbure du temps, par exemple, et bien d’autres choses demeurant insaisissables. J’envisage le silence comme une matière blanche qui, dans une meilleure compréhension, dans une plus grande poétique de sa mise en forme, favorise une préhension plus riche de la musique. Cette question est fascinante. Un autre sujet qui m’intéresse, c’est comment germe l’idée : est-ce de manière linéaire ? ou en rhizome ? A-t-elle un rapport au fait qu’elle soit posée une fois et qu’elle surgisse six mois plus tard ? Et toutes ces graines que l’on pose, comment cela se construit-il ? C’est le moteur de mon plus vaste projet, qu’embrasse Le registre, et qui n’est sans doute plus intégralement situé dans les normes de ce que l’on appelle composition. Ces questions ne sont pas clairement posées dans les trois CD, mais elle y sont en creux, bien sûr. Le silence, la fabrique de l’idée sont de ces terrains à propos desquels il me passionne de réfléchir à plusieurs, de collaborer. Comme nous le disions en début de conversation.
Nous voilà au cœur de la revue Document(s) que tu viens de lancer, sous-titrée mise en abîme des arts sonore ?
Oui ! Document(s), dont le premier numéro est paru en décembre 2020, permet à des artistes, non-musicologues, de s’exprimer librement et avec force sur les sujets qui les poussent. On y rencontre des plasticiens, des écrivains. Elle aura deux numéros par an, plus un hors-série. Il n’y a pas de thème, aucun a priori éditorial. Les contributeurs proposent des sujets qui ne s’intègrent pas dans une thématique. L’hors-série sera sans doute tourné vers un seul artiste, à travers plusieurs textes ou ses dessins. Dans ce collectif, l’on retrouve une partie des amis que tu as entendus dans Roman au miroir.
Roman au miroir, le disque avec les compositeurs, toi qui dis les nombres et l’insert des autres voix entre les études, m’a grandement intrigué. Il y est question de temps…
En tant que psychanalyste, tu feras de suite les liens qui s’imposent. Il s’agit d’une remise en marche. À un moment donné, je me suis trouvé plutôt mal, ne parvenant plus à travailler. Une crise existentielle, disons-le. Pour tâcher de reprendre pied, voire pour reprendre corps, même, je tente de faire au moins une chose par jour. Faire cette chose par jour permettrait sans doute de rester debout au moins dix minutes par jour. Tu n’auras pas perdu ta journée, c’est ce que je me disais alors. Je me suis souvenu d’un Détail de Roman Opałka. J’ai vu son premier Détail à Łódź, en Pologne, où, dans le Musée d’art contemporain complètement vide, j’ai découvert cette œuvre, avec les chiffres blancs sur fond noir – de 1 à 33 000 etc. J’y suis retourné tous les jours, y passant beaucoup de temps, sans personne autour de moi. Un jour j’ai réalisé que je ne reverrais sans doute plus jamais ce tableau – on ne va pas à Łódź chaque été, non ?... Du coup j’ai décidé de le photographier. Mais je n’avais pas pensé à la vitre qui protège le tableau. Une fois rentré chez moi, j’ai vu que tous les détails que j’avais pris du Détail 1 étaient des autoportraits. De là m’est venue l’idée d’essayer de lire l’une des lignes de nombres. Ce n’est pas simple du tout ! Je me suis fixé une règle : lire une ligne et l’enregistrer. Opałka lui-même s’enregistrait, en fait. Lorsqu’il avait terminé un tableau, il le disait sur bande, dans une lenteur très émouvante. Je fais l’exercice. « Seize-mille-quatre-cent-dix-sept, Seize-mille-quatre-cent-dix-huit, Seize-mille-quatre-cent-dix-neuf, Un » : quand je dis Un, cela signifie que je n’ai pas réussi, que j’ai eu du mal. La longueur du temps m’a bloqué, alors après Un je m’astreins à reprendre au début de la ligne. Le premier jour, j’ai enregistré une étude. Je n’écoutais pas. Parfois je mettais une voix sur une autre. Cela m’a sensiblement remis en route. Et j’ai gardé ce matériau. Quelques mois plus tard, je me trouve à travailler avec la violoncelliste Lola Malique et, à la fin de la répétition, je ne sais pourquoi, j’ai envie de lui faire écouter cette chose très intime que je n’avais pas écoutée moi-même. Il s’agissait de vingt minutes d’études. La réaction de la musicienne est très positive, elle m’encourage. Je retrouve confiance et je contacte mon éditeur afin d’éditer ces études. Voilà.
Les études de l’œuvre sous-titrée Sisyphe à ma table sont articulées par les contrepoints dits par des compositeurs. Pourquoi ?
On m’a invité à donner des cours dans une académie à Tchaïkovski, ville russe située à environ deux-cent-cinquante kilomètres au sud-ouest de Perm. Là, on me demande ce que je veux jouer au concerts des enseignants. J’ai proposé de dire les nombres, en public. Une fois fait, le public vint me voir à la fin, en larmes. J’avais donc ramené sur scène l’émotion du moment où j’avais commencé d’enregistrer ces études. Sur ce, j’ai décidé d’inviter mes collègues compositeurs dans ma chambre de l’ancien sanatorium de Tchaïkovski, un par un, devant un micro, pour une prise de son immédiate. La règle était que je lise une ligne en français, que mon invité en lise une dans sa langue natale, et que l’on s’arrête quand on sentait une butée, pour dire Un. Avec cette chose très nue, soudain ce n’était que de la musique ! Parce que nous étions chaque fois deux musiciens, nous avons construit un dialogue sans comprendre où nous en étions, sans saisir autre chose que cette virgule du Un. C’était beau pour le temps passé ensemble, la manière dont les langues se sont dessinées et se parlaient, mais aussi pour la simplicité de la prise de son – aujourd’hui, enregistrer la musique contemporaine a pris des proportions invraisemblables de technicité, mais cette fois, il y avait un micro, point, pour une matière brute, en fait : le son raconte comment cela s’est fait. Le lien entre la temporalité d’une remise en route et celle, très serrée, du partage dans l’improvisation, m’a ému et intéressé. De ces belles rencontres j’ai eu ensuite l’idée de faire un disque.
Comment est venue l’idée de Un ?
Chez Opałka, c’est le point de départ. Quand tu regardes le tableau, c’est fou de voir le 1 tout en haut à gauche de la toile qui fait deux mètres de hauteur, de comprendre qu’en commençant l’artiste ne sait pas s’il ira jusqu’au bout de cette toile et ignore qu’il continuera après celle-ci. Puis tu réalises que 1 ne reviendra jamais. Ne pas singer le geste d’Opałka c’est dire ce Un. Il crée la forme et, parce qu’il s’agit du Détail 1, il s’imposait, simplement. Invisible, 1 trône tout en haut à gauche : mon souvenir d’avoir vu ce premier geste est essentiel. En musique, c’est ramener à une temporalité plus serrée qu’en peinture la question du compter.
Un rythme.
Voilà.
Je reviens sur la règle : chaque fois que surgit une difficulté dans le dire, la lecture, tu prononces Un et tu reprends au début de la ligne. Mais encore ?
Cela peut être une difficulté à dire le nombre, une difficulté à se remémorer où j’en suis ou une difficulté de lecture. Cela peut être aussi une envie de dire Un, un désir de repousser le nombre. Mais encore une recherche purement musicale – envie d’entendre Un et de jouer avec, quand je suis en solo ou, dans les duos, moyen de signifier à l’autre que j’attends ou que je repars. La surprise, c’est que Un n’a pas les mêmes racines dans les différentes langues.
C’est là où je voulais en venir.
En français, Un est très coupant, et il n’est que le chiffre. Mon ami Dmitri Kourliandski m’a expliqué qu’en russe, один [ádin] est directement attaché à la solitude, alors qu’en français il est de l’ordre de l’unicité. Pour Dmitri, один prenait un poids extrême. Il y avait du drame dans cette ponctuation-là. Dans le contrepoint, c’est intéressant, très riche ! En coréen, Un se dit hana : c’est rebondissant, on a tout le temps envie de le dire, plutôt que les nombres (rires). Avec cette expérience, je me suis posé beaucoup de questions sur la langue dans l’écriture chantée. Je ne crois pas à la traduction, parce que c’est une utopie de croire rendre accessible un texte dans une autre langue. Plus encore dans le chant.
S’il fallait conclure par le bon souvenir d’une collaboration ?
Celle avec le danseur Emmanuel Eggermont. J’ai vu plusieurs spectacles avant d’oser lui adresser la parole. Il m’intimidait beaucoup – non la personne, mais l’artiste – par son charisme très silencieux et concentré. On a réussi à travailler ensemble sur un projet où j’apparais en creux : sans écrire de musique, j’ai fait des propositions qui, pendant les répétitions, ont servi à dessiner gestes et absences de gestes. Le souvenir du projet avec la chorégraphe Anna Garafeeva, à Moscou, est très fort, lui aussi ! Il a eu lieu dans le cadre d’un laboratoire qui a duré un an et demi. On travaillait dans un théâtre dont les artistes étaient payés au mois pour être là, qu’ils réalisent ou non des productions. Ils inventaient des laboratoires de recherche – qui sur Shakespeare, qui sur Ovide, qui sur ceci ou cela –, actifs pendant trois ans, dont on pouvait suivre régulièrement l’évolution, sans obligation qu’ils menassent à un spectacle. Voilà des conditions de travail incroyables ! J’ai été invité à suivre le travail des danseurs puis à proposer de la musique tout en continuant ce travail, sans arrêt. Cela a généré une belle réflexion sur le temps d’écriture. Souvent, les choses s’accolent – on écrit de la musique pour la danse, on projette le son, les danseurs travaillent dessus puis on se retrouve ensuite –, mais cette fois-ci, c’était totalement différent.
Tes œuvres sont éditées par Maison ONA, les CD sont produits par La Chambre et entrent… dans Dublin, dirai-je en matière de boutade conclusive !
Ulysse, oui (rires)*.
* Projet Bloom, selon Leopold Bloom, le personnage de James Joyce